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C'est dans un lit du Washington College Hospital de Baltimore qu'Edgar Allan Poe, pour reprendre les termes mêmes de Baudelaire - " mourut, le soir même du dimanche 7 octobre 1849, à l'âge de trente-sept ans, vaincu par le delirium tremens, ce terrible visiteur qui avait déjà hanté son cerveau une ou deux fois. Ainsi disparut de ce monde un des plus grands héros littéraires, l'homme de génie qui avait écrit dans Le chat noir ces mots fatidiques : Quelle maladie est comparable à l'alcool ! " Ce numéro de Mystère-Magazine est mis en vente, en ces premiers jours d'octobre 1949, cent ans , presque jour pour jour, après la mort de celui qui fut l'un des génies littéraires les plus illustres de l'Amérique. Comme le dit fort judicieusement Ellery Queen dans le numéro d'Ellery Queen's Mystery Magazine qui paraît aujourd'hui à New York et qui commémore lui aussi la mort de l'auteur du Corbeau, sans Edgar Poe, notre revue n'existerait pas, car cet écrivain immortel dont la vie fut une si malheureuse tragédie - et dont le cri d'agonie fut " Dieu ait mon âme ! "-- est reconnu maintenant comme le Père incontesté de la Nouvelle Policière. Dans quatre récits qu'il a écrits entre 1841 et 1844, Poe a créé la forme moderne de la littérature policière d'imagination - cette enfant terrible de la littérature tout court. Dans ces quatre contes, Poe a posé tous les principes de base d'une façon tellement définitive que parmi les milliers d'écrivains qui se sont engagés par la suite sur la voie que Poe avait tracée, aucun d'eux n'a réussi à apporter un développement nouveau ou une véritable innovation de quelque importance dans le genre. Essayons de nous remettre brièvement en mémoire quelles sont ces règles fondamentales dont Poe fut l'initiateur. Dans Double assassinat dans la rue Morgue (The Murders in the Rue Morgue) (1841), Poe a recours à la trame classique : le limier amateur assez exceptionnel dont les exploits nous sont contés par son confident qui l'admire tout en lui étant inférieur ; le crime qui déroute la police officielle ; les soupçons portés sur un suspect qui n'est pas coupable ; le thème du " local clos " et finalement la solution-surprise. Dans Le mystère de Marie Roget (The Mystery of Marie Roget) (1842-1843), Poe applique sa technique déjà presque complètement développée, à la solution d'une affaire appartenant à la vie réelle et nous fournit une éclatante démonstration quant à la possibilité pour une intelligence supérieure d'arriver à cette solution, à distance. Dans La Lettre volée (The Purloined letter) (1844), Poe a, en quelque sorte, élargi et poussé plus profondément encore ce caractère créateur : il a eu recours pour la première fois à la déduction psychologique et au processus que le Docteur Locard a parfaitement défini de nos jours lorsqu'il dit que l' " opération policière se ramène à une pénétration de ce que le criminel a pensé et voulu. " Combien d'écrivains ont, depuis, brodé de variations sur ces thèmes ! Poe lui-même considérait La Lettre volée comme " la meilleure de mes histoires basées sur le raisonnement… ", écrivait-il le 2 juillet 1844 à James Russell Lowell. Dans cette histoire, il nous montre comment la simplicité, maniée par un artiste, peut intriguer d'avantage le lecteur d'un récit policier que la complexité, et comment la clarté est infiniment plus souhaitable que l'abstrus. Enfin dans sa quatrième nouvelle : C'est Toi ! (Thou art the man) (1844), Poe a mis la touche finale à un genre qu'il avait conçu à peine trois ans auparavant. Une fois de plus, les thèmes particuliers traités par Poe dans ce récit qui complète sa tétralogie, ont été repris bien souvent par tous les auteurs qui l'ont suivi, mais nous nous garderons - pour le moment du moins-d'énumérer ces thèmes avant que vous n'ayez lu la nouvelle que nous publions aujourd'hui et qui, à l'encontre des trois autres précédemment citées est assez peu connue en France. Nous avons pensé qu'il n'y avait pas de meilleur façon pour Mystère Magazine de commémorer le centenaire de la mort de Poe que de vous présenter : Thou art the man. Cette nouvelle ne figure pas dans l'ensemble des contes et récits qui été traduits par Charles Baudelaire. A ce seul titre, elle constitue déjà une curiosité littéraire. Nous pensions personnellement qu'elle n'avait jamais été traduite dans notre pays. Nous avons consulté à ce sujet monsieur Yves-Gérard Le Dantec qui est particulièrement documenté sur tout l'œuvre de Baudelaire et celui d'Edgar Allan Poe, et à qui l'on doit en particulier les très intéressantes notes et notices bibliographiques qui accompagnent le volume des Histoires d'Edgar Poe publié dans la collection de La Pléiade. Avec une grande amabilité, dont nous le remercions ici, monsieur Y.-G. Le Dantec nous a révélé que Thou art the man, à sa connaissance, avait déjà paru une fois en France en 1934, dans un recueil de nouvelles d'Edgar Poe a peu près inconnues en France, édité à la N.R.F., intitulé Le Sphinx et autres contes bizarres et préfacé par Paul Morand. Thou art the man avait alors été traduit par l'écrivain Maurice Sachs sous le titre Ecce homo. Ce volume est complètement épuisé à l'heure actuelle, c'est pourquoi nous croyons que nos lecteurs apprécieront la publication nouvelle de ce conte. Nous en avons demandé la traduction à Michel Le Houbie qui n'est autre que le traducteur en France des œuvres d'Agatha Christie et de nombreux romans de Peter Cheyney. Nous ne tenons pas ce récit de Poe, comme le meilleur de l'illustre auteur parmi ceux que nous venons de citer. Certes, il apparaîtra sans doute aux yeux du lecteur moderne, comme un peu " sophistiqué ", emphatique et - disons le mot-d'un style parfois un peu lourd. Mais souvenez-vous en le lisant qu'il fut écrit il y a plus de cent ans et qu'à ce titre il est remarquable puisqu'il révèle une " technique " dans la construction policière qui, si elle a pu changer par la suite dans sa forme, n 'a pas varié dans son fond.
Mystère-Magazine,n°21, octobre 1949.
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