William Wilson, de Poe, offre un exemple semblable, et à propos du même thème d'ailleurs [le reflet]. C'est l'histoire d'un homme persécuté par son double ; il est difficile de décider si ce double est un être humain en chair et en os, ou si l'auteur nous propose une parabole où le prétendu double n'est qu'une partie de sa personnalité, une sorte d'incarnation de sa conscience. En faveur de cette seconde interprétation témoigne, en particulier, la ressemblance tout à fait invraisemblable des deux hommes : ils portent le même nom ; ils sont nés à la même date ; entrés à l'école le même jour ; leur apparence et plus encore leur manière de marcher sont semblables. La seule différence importante - mais n'aurait-elle pas, elle aussi, une signification allégorique ?--est dans la voix : " Mon rival avait une faiblesse dans l'appareil vocal, qui l'empêchait de jamais élever la voix au dessus d'un chuchotement très bas. " Non seulement ce double apparaît, comme par magie, à tous les instants précis de la vie de William Wilson (" celui qui avait contrecarré mon ambition à Rome, ma vengeance à Paris, mon amour passionné à Naples, en Egypte ce qu'il appelait à tort ma cupidité. ", mais il se laisse identifier par des attributs extérieurs dont l'existence est difficile à expliquer. Ainsi du manteau, au cours du scandale d'Oxford : " Le manteau que j'avais apporté était d'une fourrure supérieure, --d'une rareté et d'un prix extravagant, inutile de le dire. La coupe était une coupe de fantaisie, de mon invention… Donc quand M.Preston me tendit celui qu'il avait ramassé par terre, auprès de la porte de la chambre, ce fut avec un étonnement voisin de la terreur que je m'aperçus que j'avais déjà le mien sur mon bras, où je l'avais sans doute placé sans y penser, et que celui qu'il me présentait en était l'exacte contrefaçon dans tous ses plus minutieux détails. " La coïncidence est, on le voit, exceptionnelle ; à moins qu'on ne se dise qu'il n'y a peut être pas deux manteaux mais un seul.
La fin de l'histoire nous pousse vers le sens allégorique. William Wilson provoque son double en duel et le blesse mortellement ; alors " l'autre " chancelant, lui adresse la parole : " Tu as vaincu, et je succombe. Mais dorénavant tu es mort aussi, -- mort au Monde, au Ciel et à l'Espérance ! En moi tu existais--, et vois dans ma mort, vois par cette image qui est la tienne, comme tu t'es radicalement assassiné toi-même ! " Ces paroles semblent expliciter pleinement l'allégorie ; néanmoins, elles restent significatives et pertinentes au niveau littéral. On ne peut pas dire qu'il s'agisse là d'une pure allégorie ; nous sommes plutôt en face d'une hésitation du lecteur.

Tzvetan Todorov, La poésie et l'allégorie,in Introduction à la littérature fantastique

Retour à la première page